En quoi les paysages de votre jeunesse en Corrèze ont-ils influencé votre travail actuel ? Vous vous sentez proche des impressionnistes ?
Oui, ces paysages m’ont beaucoup marqué. Enfant, je passais mes étés à peindre en plein air, entouré de sapins, de bruyères, sur le plateau de Millevaches. Ce lien à la nature m’a appris à voir au-delà du décor : chaque arbre, chaque champ portait une histoire. C’est ce retour au “plein air” qui m’a donné l’envie de capter la lumière et l’espace comme les Impressionnistes. Mais pour moi, la peinture et ses sujets dépassent la question du moderne ou du contemporain : ce sont des éléments intemporels. Entre Manet et nous, les sujets sont les mêmes, l’artiste défie le temps.
Aux Beaux-Arts de Bordeaux, on vous a confronté à l’idée de la “mort de la peinture”. Comment percevez-vous ce débat aujourd’hui ?
La “mort de la peinture”, c’est un débat ancien qui, paradoxalement, est nécessaire pour son renouveau. Dès Pline l’Ancien, la peinture est qualifiée d’“art qui
expire”. Le philosophe humaniste Alberti, un peu plus tard, disait de Raphaël il serait impossible de peindre quelque chose de plus beau après lui. Avec l’apparition
de la photographie, puis de l’abstraction, et maintenant de l’intelligence artificielle, cette idée revient sans cesse, reflétant les obsessions de chaque époque. Pourtant, la peinture continue de se transformer, de résister. Pour moi, l’art est un espace où l’échec, la chair, l’émotion existent, des éléments
que la technologie ne pourra jamais complètement imiter.
Comment votre parcours aux Beaux-Arts et vos différentes rencontres ont-elles nourri votre pratique artistique ?
À Brive, j’ai reçu un enseignement très classique, où la copie de tableaux et l’étude des plâtres m’ont permis d’acquérir une solide base technique. Mais à Bordeaux, j’ai dû suivre une démarche plus autodidacte. Là-bas, j’ai été exposé à des artistes et philosophes que certains professeurs ignoraient, comme Daniel Richter et Jonathan Meese. Ces influences m’ont permis de construire ma mythologie personnelle autour de trois thèmes : le paysage, l’histoire de l’art, et l’horizon, le voyage.
Aujourd’hui, faut-il passer par une formation académique pour devenir artiste ?
On ne mesure pas suffisamment l’implication que demande un parcours artistique, et parce qu’on ne la mesure pas, on ne fournit pas aux jeunes les outils nécessaires pour y arriver. Une formation artistique ne se résume pas à savoir peindre. Il faut des bases solides, classiques : comprendre le cercle chromatique, savoir comment fonctionnent les pigments, connaître la différence entre l’huile, l’acrylique, le pastel, l’aquarelle.
Par exemple, copier un peintre classique ou moderne n’est pas juste un exercice de reproduction : c’est un moyen de comprendre l’intention et le geste de l’artiste. Mais au-delà de la technique, il faut avoir une vision élargie. Cela demande de connaître l’histoire de l’art, la philosophie, la pensée politique, l’économie même, car l’artiste, dans l’histoire, est toujours au carrefour des sociétés.
Si on pense qu’être artiste, c’est peindre des jolies choses pour accompagner un canapé, on se trompe complètement. On peut bien sûr le faire en loisir, mais pour faire de l’art, il faut être animé par une curiosité insatiable pour le monde qui nous entoure, une curiosité qui dépasse largement le champ de la peinture. Être artiste, c’est aussi avoir une formation très longue, un ancrage dans le temps long. La peinture et le dessin sont le socle, le vocabulaire et la grammaire de cet univers.
Comment l’histoire de l’art trouve-t-elle sa place dans votre travail ?
« L’histoire de l’art est fondamentale. Pour moi, il est essentiel de connaître, de digérer tout l’art classique. C’est un processus qui prend du temps. Il m’a fallu vingt, vingt-cinq ans pour vraiment maîtriser cet héritage, pour comprendre mes prédécesseurs. Aujourd’hui, j’entre dans une phase plus personnelle, où je peux enfin m’exprimer pleinement en tant qu’Olivier Masmonteil, et non plus simplement en tant que peintre parmi d’autres.
Ce parcours, ce temps long, est quelque chose que beaucoup ne mesurent plus aujourd’hui, dans une société où tout est accéléré. Or, les grands artistes ont tous eu besoin de temps. Prenons Monet : à cinquante ans, il n’avait fait que Impression, soleil levant. Ce n’est qu’après qu’il a entamé les séries des meules de foin, des peupliers, des cathédrales de Rouen, pour finalement créer les Nymphéas. À cinquante ans, Monet n’était pas encore “Monet”, il n’était qu’un Impressionniste parmi d’autres.
Si vous regardez l’exposition de Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton, on voit qu’à cinquante ans, il n’en était qu’à ses premières vues de métro et autoportraits, soit les trois premières salles de l’exposition. Ce n’est qu’à partir de là qu’il commence à développer son style si caractéristique, ce qui occupe ensuite les dix-sept salles restantes.
L’artiste a besoin de temps pour arriver à maturité. Nous vivons dans une société qui ne cesse d’accélérer, mais l’artiste fonctionne avec une notion du temps totalement différente. C’est même un des rôles de l’artiste, je pense, de rappeler à la société qu’une œuvre, une pensée, demandent du temps pour se développer. Cette temporalité est cruciale, que ce soit dans l’apprentissage ou dans la création d’une œuvre. Vous avez structuré votre atelier comme une entreprise. Pourquoi avoir choisi ce modèle ?
J’ai compris qu’un artiste ne peut pas tout gérer seul, surtout dans une société moderne où les contraintes administratives et logistiques prennent beaucoup de place. Il y a dix ans, je passais plus de temps à organiser des transports et à faire de la comptabilité qu’à peindre. J’ai donc formé une équipe pour m’entourer de spécialistes qui gèrent ces aspects et libèrent mon temps pour créer. Cela rappelle les grands ateliers de la Renaissance, comme ceux de Rubens ou de Dürer, qui avaient des équipes complètes pour les soutenir dans leur production : c’étaient les multinationales de l’époque. 250 à 350 personnes qui travaillent en cœur à la fabrication des tableaux, des pigments, à la
promotion… Cela me permet de travailler dans les meilleures conditions, sans que l’aspect financier ne prenne le dessus.
Que représente pour vous le rapport entre l’art et le marché ? Cela influence-t-il votre liberté artistique ?
Le marché de l’art a une face fascinante, mais il peut aussi devenir un piège spéculatif. Lorsque j’ai commencé, ma première galeriste, Suzanne Tarasieve, m’a conseillé de m’éloigner du succès rapide. Après ma première exposition, elle m’a dit : “Pars en Allemagne, éloigne-toi de l’agitation de Paris pour continuer à travailler sereinement.” Ce conseil m’a permis de garder un recul essentiel. Aujourd’hui, je suis critique vis-à-vis de la spéculation dans le monde de l’art : elle crée une valeur monétaire souvent déconnectée de la valeur artistique. Il faut toujours rester centré sur l’œuvre, et ne pas se laisser happer par les fluctuations du marché.
Vous avez mentionné que la peinture pouvait raviver des souvenirs, un peu comme une odeur ou un parfum. Quels souvenirs vous inspirent le plus ?
Le rapport à la mémoire et aux souvenirs est central dans mon travail. Ces derniers temps, je revisite mon enfance, les étés en Corrèze, le bruit des grillons, l’odeur de l’herbe, tout ce qui évoque un état contemplatif et presque innocent face au monde. Replonger dans ces souvenirs, ce n’est pas juste une évocation nostalgique, c’est une manière de redécouvrir l’essence même de mon rapport au paysage et à la peinture.
Si vous deviez parler à l’Olivier Masmonteil de 20 ans, que lui diriez-vous ? Le Vous de 20 ans savait-il qu’à 50 ans on commence tout juste à être pleinement artiste ?
Je lui dirais de ne rien changer : les erreurs et les difficultés font partie du chemin. Plusieurs artistes que j’ai rencontrés m’ont parlé de l’importance du temps dans une carrière. À vingt ans, cela paraît abstrait, mais avec les années, cette notion prend tout son sens. Une œuvre se construit dans la durée, et il faut savoir respecter ce rythme pour réellement bâtir quelque chose de personnel.
À vingt ans, j’avais déjà eu la chance de faire de bonnes rencontres, des artistes plus âgés qui m’ont transmis cette idée de patience. Alechinsky me disait que, “avant cinquante ans, on n’est rien, on est juste en apprentissage de l’œuvre”. À vingt ans, on entend cela comme une formule abstraite, mais au fil du temps, ces mots prennent un vrai poids. A vingt ans, on doit avoir en tête que l’art est un parcours long. Une œuvre,
c’est une vie entière.
Avez-vous toujours su que vous étiez un artiste ?
Oui, assez jeune. On se sent vite à part avec ce rapport à la contemplation, une sorte de mélancolie que je ressentais dès l’enfance sans bien la comprendre. Cette sensation s’est confirmée le jour où j’ai rencontré Jacques Gabriel Chevalier pour prendre des cours de dessin. Là, j’ai su que c’était ça, ma vie. Mon langage, c’est le dessin et la peinture. Découvrir l’histoire de l’art, passée, présente, et future, m’a fait réaliser que je parlais cette langue, que je comprenais ce que disaient Ingres, Vermeer, Monet… Quand je vais voir une exposition, je la ressens comme une fluidité de langage. C’était une évidence.
Cette compréhension est-elle innée ? Ou bien dépend-elle de l’éducation, du bagage culturel ?
C’est une question complexe, qui a deux aspects : celui du spectateur et celui de l’artiste. Côté artiste, j’ai longtemps pensé que tout le monde pouvait le devenir, pour peu qu’il ait la volonté et l’environnement nécessaires. Mais aujourd’hui, je n’y crois plus. Peu de gens deviennent vraiment artistes, car cela exige une énergie vitale, une force particulière, et un rapport au monde singulier. C’est moins séduisant qu’on le pense. C’est un parcours rempli de troubles et de joies intenses, mais surtout de travail acharné. Il faut une force de vie qui pousse coûte que coûte à peindre, quelles que soient les circonstances. Dans mon parcours, j’ai connu des périodes sans argent, des pressions familiales, et des opportunités de travail que j’ai refusées, car pour moi, l’art n’a jamais été un plan B.
D’ailleurs, je détecte assez vite chez les jeunes artistes ceux qui en ont un : même s’ils peignent bien ou sont à la mode, ils n’iront pas jusqu’au bout sans cette énergie vitale.
Et côté spectateur, quel est son rôle ?
Le spectateur peut être un très bon collectionneur. Je dis souvent qu’une discussion entre un collectionneur et un artiste, c’est un dialogue entre deux artistes, car même s’il ne crée pas, le collectionneur exprime quelque chose par ses choix d’œuvres, ses lectures. Certaines rencontres entre artistes et collectionneurs ont façonné l’histoire de l’art, comme le Dr Gachet avec Van Gogh ou Alfred Bruyas avec Courbet. Pour ma part, j’ai eu la chance de rencontrer Suzanne Tarasieve, ma première galeriste, qui m’a beaucoup appris. Même les marchands d’art jouent un rôle crucial : ce sont parfois les premiers à qui je montre mes peintures, non pas pour qu’ils les achètent, mais pour partager leur regard. J’ai cinq collectionneurs dont j’écoute les avis attentivement lorsque je prépare une nouvelle série. Le regard d’un collectionneur est particulier, car il est motivé par le désir. C’est ce désir intense qui pousse certains jusqu’à posséder l’œuvre coûte que coûte. J’en ai vu pleurer parce qu’ils n’avaient pas pu acquérir une toile, tant leur désir était fort. Pour eux, l’art est une nécessité.